samedi 9 avril 2011

Maudeline


Vous voyez cette dame ? Je ne la connais pas, mais je vais quand même vous parler d’elle. Elle m’apparait assez représentative de ces millions de femmes haïtiennes, celles qu’on appelle le potomitan (un terme tiré du vaudou) de la vie familiale et sociale haïtienne, le point central, l’axe solide, celui sur lequel tout le reste s’appui, s’agglutine même. Cette femme personnifie surtout Maudeline à qui, par un concours de circonstances qui serait trop long de raconter ici, je donne un petit coup de pouce. Maudeline est mariée à un vrai mari, c’est à dire présent. Tous les jours je veux dire. Auprès d’elle et des enfants. Le bonhomme est à son affaire comme on dirait. Il y a des femmes autour de Maudeline qui trouvent qu’elle n’est justement pas très chanceuse que son mari soit si présent, plusieurs femmes haïtiennes aiment bien les hommes s’ils se tiennent loin. Maudeline, elle, est heureuse d’avoir son Brunel auprès d’elle. Ensemble, ils ont plusieurs enfants, il faut les doigts des deux mais pour les compter. Pas assez pour utiliser les doigts de pied, mais proche. Le tremblement de terre a foutu en l’air ce que cette famille avait de confort, tout le monde vit sous la tente depuis le 12 janvier 2010. Un camp de Pétion-Ville comme des centaines d’autres. Maudeline et Brunel n’en peuvent plus d’entendre les flatulences du voisin, cette promiscuité les étouffe. Sortir de ce camp est la seule option envisageable, mais pour aller où ? Avec quel argent ? L’histoire qui suit illustre le genre de dilemme à la con que confronte tous les jours les ceuz qui font la même chose que moi. Aider quelqu’un qui, dans ma compréhension toute québécoise des choses, peut s’en aller directement dans le mur. L’enjeu, c’est que c’est là que ce quelqu’un est prêt à aller, le mur étant éventuellement moins pire que la tente. Certaines pièces du dilemme sont présente dans cette petite histoire : Une partie du rapport de force est de mon côté (je contrôle les kob, l’argent) et une autre dans sa manche (en principe, elle est mieux placée que moi pour définir ses priorités). Voici donc enfin (après toute cette entrée en matière !!) la petite histoire de mon rapport avec Maudeline. Par une série d’événements fortuits, l’histoire de Maudeline a été racontée à des travailleurs d’une entreprise montréalaise. L’histoire et les photos de la petite famille ont touché les cœurs et ouvert les portefeuilles. Une des employés a pris le dossier en main et a réussi à amasser assez d’argent auprès de ses collègues pour pouvoir réellement aider la famille de Maudeline. Disons que Maudeline vient de gagner un montant substantiel à la loto. Dans l’affaire, un autre québécois travaille de près avec les parents alors que je gère principalement le portefeuille. Tout le monde bien évidement est bien intentionné. D’un côté du spectre, il y a cette approche qui dirait que ce n’est pas de Mtl que les décisions doivent être prises, que la famille fera de cet argent ce qu’elle juge bon d’en faire, que les choix plaisent ou non aux employés-bailleurs. Il y a l’autre bout du spectre qui aurait déterminé de manière stricte ce à quoi devait servir l’argent. Le GBS (gros bon sens) de tous nous a amenés à discuter avec la famille et à identifier avec eux des priorités, priorités qui étaient les leurs mais qui pouvaient correspondre à une vision acceptable de l’utilisation de l’argent donné par les employés montréalais : École pour les enfants, terrain, maison et petit fond de commerce pour Maudeline. Même si le montant est substantiel, il n’y a malheureusement pas assez d’argent pour répondre complètement à toutes ces priorités. Dilemme… Pour Maudeline et Brunel, la priorité des priorités est de sortir de ce camp maudit, surtout qu’on commence lentement à pousser les gens vers la sortie. Acheter un terrain devient donc la priorité de la famille. Ok Maudeline, on est là pour t’appuyer. On verra comment on utilise ce qui restera d’argent. Elle et son mari trouvent rapidement un terrain, assez grand et à un bon prix. La sœur vient d’acheter le terrain voisin du même propriétaire, on sera en famille. Tout semble OK. Je me rends chez le notaire avec les titres du terrain pour valider la qualité juridique des papiers (on est en Haïti quand même !!). Ce dernier ne prend même pas 30 secondes pour me dire que notre amie Maudeline et son Brunelle n’achèteraient rien, ces titres sont clairement des faux. « Vous allez trouver des notaires pour faire cette transaction, mais elle ne vaudra rien en cas de litige. Moi, je n’accepterais pas d’officier dans une transaction qui s’appuie sur ce genre de papier. » « Même pas un petit doute ? » « Non, aucun doute. » Wow, il faut maintenant expliquer au couple que l’affaire n’est pas claire et que le vendeur n’est pas le propriétaire légal de ce qu’il vend. « On s’en fout !! On veut sortir de ce camp et si on peut rester sur ce terrain quelques mois ou quelques années sans complications, ce sera au moins ça de gagner. » Tous les arguments que vous pouvez imaginer (québécoisement rationnels j’entends) ne font aucun effet auprès du beau Brunel et à sa Maudeline. Imaginez leur demander de se projeter dans l’avenir (court ou moyen terme) alors que leur présent est un enfer. Imaginez maintenant tenter de leur expliquer que ce terrain sera un lègue pour leurs enfants, c’est faire référence à un avenir (long terme) qui ne peut tout simplement exister dans la tête d’un haïtien de leur rang social. C’est comme si on tentait de me convaincre d’acheter un terrain sur la lune en me faisant miroiter des gains financiers mirobolants au moment où on va y installer une partie de l’humanité… Maudeline et Brunel poussent pour que la transaction se fasse le plus rapidement possible, ils seraient même prêt demain. À notre tour, on marronne. On argumente, on discute avec Mtl, on manifeste notre agacement, notre désaccord … pendant qu’on cherche un nouveau terrain. On l’a trouvé. Maudeline et son mari l’ont beaucoup aimé même s’il coûtera nettement plus cher, et donc qu’il faudra diminuer les ambitions territoriales. Il reste bien évidement le notaire, même si on est davantage confiant cette fois-ci. Je ne sais pas jusqu’où ils se sont rendus à nos arguments (qui sont tirés d’une logique autre), mais ils acceptent aujourd’hui l’idée que leur premier choix aurait probablement été une erreur. Je vous informerai de la suite, je sais que l’histoire n’est pas terminée.

12 commentaires:

Anonyme a dit…

Ça va être un money pit...

Anonyme a dit…

Pour des gens de leur statut social en Haïti il n'y a AUCUN terrain qui est sûr, quels que soient les papiers et le notaire. N'importe qui peut arriver avec d'autres papiers et les chasser. Imagine: même le gouvernement espagnol vient de se faire faire le coup!

Anonyme a dit…

Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas le faire quand même. Juste ne pas faire de dépression si le terrain est perdu. Et ne pas dépenser en avocat le double de la valeur du terrain. Juste recommencer ailleurs. Jusqu'à ce que vous en ayez marre. C'est ça le money pit.

Anonyme a dit…

C'est sûr que votre manoeuvre a déjà été remarquée. Certains doivent déjà saliver. J'espère de tout coeur que ça va bien aller quand même.

Ils n'auraient pas de famille en province? C'est moins dangereux.

Anonyme a dit…

Je me demande tout à coup pourquoi ils ne retourneraient pas là où ils étaient avant? Vous pourriez payer pour déblayer l'endroit, ce qui donnerait du travail à la famille et à d'autres personnes, et ensuite reconstruire quelque chose sur le site. Il y a des maisons temporaires qui sont pas mal près de l'aéroport (en plywood peint couleur pastel): vous pourriez commencer avec ça. Et ça laisserait de l'argent pour d'autres besoins. En plus, s'ils sont chassés, vous pouvez faire transporter la maison ailleurs...

Anonyme a dit…

Autre avantage, ce modèle-là pourrait être copié par d'autres. Un genre de programme "Retour à la maison". Mais s'il faut acheter des terrains et construire en dûr, personne ne pourra vous imiter. L'expérience acquise avec cette première famille vous permettrait d'estimer les coûts et de définir les processus pour pouvoir répéter l'expérience avec d'autres familles.

Anonyme a dit…

En plus, l'exigence de retourner là où ils étaient avant va éliminer tous les cas (fort nombreux) de gens qui n'avaient pas de domicile avant le tremblement de terre (ou qui vivaient dans les bidonvilles) et qui ont envahi les camps pour s'en faire donner un par l'État ou par les blancs.

Anonyme a dit…

Certains petits futés qui ont des tentes dans plusieurs camps vont certainement essayer de se faire donner plusieurs maisons. L'exigence du retour au lieu d'habitation antérieur va limiter ces abus mais certainement pas les éliminer: quand il s'agit de siphonner l'aide internationale, le génie haïtien est un joyau de l'esprit humain, presqu'aussi sublime que la musique de Bach.

Anonyme a dit…

Ce qui est un peu énervant avec cette histoire, c'est que ça renforce l'attitude déjà très ancrée chez les haïtiens que le mieux qu'on puisse faire et qui puisse nous arriver, c'est de trouver un blanc qui va résoudre nos problèmes.

Anonyme a dit…

En plus il y a les coûts d'opportunité: combien de familles pourrait-on reloger avec ce qui va être investi par hasard dans cette famille-là? Et l'injustice qui va être perçue très vivement par les laissés pour compte (surtout avec la mentalité haïtienne hyper-individualiste) et entraîner une jalousie (relativement bien fondée) envers cette famille.

Anonyme a dit…

Ça commence à ressembler à un scénario de film (ou à une fable de La Fontaine): le tremblement de terre, la descente aux enfers (les tentes), la rédemption (les blancs et la maison), la chute (toutes les horreurs causées par la jalousie), la fin (plus rien et plus d'amis) et la morale: ce ne sont pas les blancs qui vont sauver Haïti.

Anonyme a dit…

J'ai une meilleure morale: "Ce ne sont peut-être pas les blancs qui vont sauver Haïti mais ce sont certainement les Haïtiens qui vont les en empêcher"